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Le 13 rue de l'Intrique avait des corniches en or

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Le téléphone bondit et retomba à l'envers. C'était Pascale; elle me demanda si je voulais aller à une fête. J'accep­tai et griffonnai l'adresse sur la table.        

 

Les gens qui faisaient le party devaient être riches, car le 13, rue de l'Intrigue avait des corniches en or. Une peinture argent ornait les murs encadrant les portes en marbre. J'arrachai la chaîne de la sonnette, le battant gris à veinures roses s'ouvrit. Une chaleur parfumée m'envahit, cette maison avait bonne haleine. Spacieux, l'intérieur était de style anglais, avec des boiseries françaises, une décoration espagnole, et du jaune.

 

Une foule diaprée formait de petites îles de fêteurs joyeux.  En ôtant mes couvre‑chaussures, je tombai à pleine face dans le buffet de chips et fruits de mer. Je secouai les escargots de mon veston, les crevettes de mes jeans. L'humus qui me couvrait le visage con­tenait un peu trop d'ail.

 

Un nain, entouré d'un groupe qui l'admirait, me cria à tue‑tête. J'approchai et, rendue près du petit homme, il me lança le contenu pétillant de son verre à la face. Tout le monde s'esclaffa, même moi qui, après un moment de surprise, ne pus résister à ces rires sym­pathiques. En fouillant dans ma poche pour une cigarette, je trouvai un vieux morceau de pâté de foie du temps où je portais ce veston. Vite comme l'éclair, je l'écrasai en tournant la main dans la figure du type riquiqui. Là, ce fut l'hystérie, les gens se tenaient le ventre. Je pleurais de rire lorsque je reçus une bonne por­tion d'un gros bol de salade de fruits, le reste frappa un groupe derrière moi.

 

C'est à ce moment que la guerre générale éclata. Parmi les cris et les bruits de missiles, les olives truffées de poivron rouge croi­saient les oeufs farcis de leur jaune salé. Le buffet froid se confon­dait au buffet chaud dans un feu nourri. Je me pris une cigarette dans l'autre poche.

 

En même temps que je recevais une large portion de pâté au cognac, je m'aperçus que je fumais une crevette rose du Pacifique et en plus, à l'envers. Après une heure de combat sans relâche, le salon commença à manquer de munitions; il ne leur restait plus que quatre plats de petits canapés de pain rouge et vert à la mortadelle. La salle à dîner, avec encore une pleine table de mets chinois, préparait l'assaut final, lorsque la cuisine les prit par le flanc. Ses troupes fraî­ches, armées en tourtières de gibier fumantes et de muffins aux bleuets tout chauds, eurent vite fait de terrasser cet adversaire exténué qui ne savait plus où donner du riz frit.

 

Tout était couvert de bouffe. Pas un espace plus grand qu'une petite pizza n'était resté intouché. Les convives ressem­blaient à des échantillons de tables d'hôtes, de brun­chs ou de buffets mixtes. Miraculeusement, un endroit restait intact : le petit bahut hérissé de bouteilles cosmopolites. Son entourage immédiat semblait très sec, car tout le monde s'y poussait en remplissant son verre.

 

Je fis comme eux pendant une heure, puis je tombai dans le nouveau buffet que les traiteurs finissaient d'installer. Je n'avais plus le contrôle de mon balayage vertical et mon horizontal était très faible. Une moitié de ma tête reposait dans un punch très froid. L'idée folle que la vie est étrange me passa par la tête. De mon oreille à la surface j'entendis une musique endiablée qui fit sauter, gesticuler chaque forme floue qui m'entourait. De l'autre oreille, j'entendais une demi‑tranche de citron qui macé­rait.

 

On essaya de m'enfoncer plus creux pour pouvoir servir mais, le plat n'étant pas assez profond, on dut m'en extrai­re. N'ayant plus les commandes de ma suspension générale, on m'accro­cha avec les manteaux dans l'entrée. Je restai là, un certain temps, à écouter un grand trench gris courtiser une cape en chin­chilla. Le pardessus gris n'avait aucune chance, il était d'une grossièreté étonnante. La mante lui fit sa­voir, assez clairement, qu'elle ne fréquentait pas les habits de si basse mode. Elle le traita de sous‑vêtement synthétique lavé à l'eau froide.

 

Le nain apparut soudain, il mit ses couvre‑chaus­sures et, avec grand naturel, il m'enfila sur ses épaules. Deux coupe‑vents, scan­dalisés, se regardèrent, ahuris. Mes jambes, traînant à l'arrière, imitaient très bien la queue d'un toxédo. Je me dis qu'aussitôt que je n'aurais plus le goût de vomir, je ferais noter au lilliputien que je n'étais pas son manteau.                                  

 

2

 

Je m'éveillai le lendemain encore accrochée dans une garde‑robe. Mais les manteaux de ce placard étaient mieux élevés. Ils discutaient de l'implication de la relativité dans l'émancipation du féminin nucléaire. Je me dégageai du crochet; ce fut facile, car il était bas. Par intermittence, ma tête devenait grosse comme une citrouille puis redevenait normale. Je défonçai la porte qui n'avait pas de poignée à l'intérieur. Les chaises, tables, tablettes, rampes, poigné­es, armoires, qui peuplaient l'endroit, étaient basses.

 

Je sortis de la maison, car il n'y avait personne, même pas un tout petit bout de personne.  Je marchai un moment, j'attei­gnis la rue des cafés. Un homme en haut d'une échelle tomba. Une affiche le suivit: « LE VIEUX MATELOT ».  Je franc­his les petites barrières blan­ches. Le monsieur avait une belle bosse, mais rien de cassé. Je l'aidai à se lever, cependant je dus le transporter à l'intérieur sur mes épau­les.

 

Le café tenait du bar de sous‑sol de mon oncle Fernand. Une roue en bois, suggérant la barre d'un navire, pendait dangereusement au‑dessus des tables centrales. L'individu me servit un café en disant : « Vous savez, jeune fille, il m'en est arrivé des choses sur les dix mers... ». Je l'interrompis en lui disant qu'on en avait assez des gens vieillis par mille vents et marées qui avaient, toute leur vie, trempé dans un vaisseau, comme un savon dans un savon­nier contenant un peu d'eau.

 

J'expédiai mon café et partis. Le vieux me suivit en criant comme une hyène. Il sortit sur la pelouse et, avec son dentier qui dansait, il cassa son affiche sur la petite clôture en bois blanc pointu. À mon dernier regard en ar­rière, il était en train de tuer un flamant rose en plasti­que.

 

 

 

*  *  *

 

 

La rue des cafés descend jusqu'au port. Je me demande toujours si elle va prendre un bateau. Près du havre, il y a plein de cafés de vieux serpents de mer. Je les évite tous et entre dans un petit café‑jazz qui semble assez paisible pour qu'on puisse écrire sur le napperon.

 

Je m'assois, demande un café et un napperon. Le serveur ou la serveuse revient. Elle ou il me donne le café, me tend une tablette de vélin teinté, avec une plume fontaine de nacre verte.

« Les napperons, on les réutilise. »

Je ne dis rien et, en sirotant le café, j'écrivis quel­ques lignes. L'employée ou l'employé revint. Elle ou il me dit : « Vous êtes écrivaine? »

« Quand j'écris, oui. »

« Vous écrivez de la musique? »

« Non, des paroles. »

« Bien. Je regrette madame, ici on n'écrit que de la musique. »

Il ou elle s'approcha de moi et saisit la tablette et la plume. Je tenais si bien la liasse de papier que la serveuse ou le serveur me tira de ma place. Un court moment plus tard, nous baignions dans les crudités, viandes froides et fruits de mer du buffet froid‑jazz. Le cuisinier jaillit de sa cuisine et, avec le boulanger qui passait, le gérant et sa femme, me jeta dehors, toute dégoutante.

 

Je n'avais pas payé mon café, j'avais des côtes levées à l'ail dans ma poche gauche et de la fondue parmesan dans l'autre. À un certain moment, je trouvai une vieille crevette parmi les côtes levées.

 

 

3

 

 

Sur le trottoir, je pensai à un film en trois dimensions que j'avais vu. On devait porter un casque avec des lunettes incorporées, et le son. Les personnages venaient dans la salle, ils cognaient nos casques avec des bouts de décors. Je fus frappée par l'héroïne avec un régime de bananes. Des gens se sauvant d'un monstre sautaient de l'écran et sortaient par en arrière. On me vola même mon casque. Dès lors, je n'étais plus bousculée que par des formes floues, aux lignes doublées et incompréhensibles. N'entendant plus le son qu'en sourdine, je sortis.

 

 

Dehors, quelqu'un m'offrit une crème glacée molle, mais ce n'était qu'un hologramme. Je trébuchai sur un ivrogne. En fait, ce n'était pas un soûlard, c'était moi. Je venais de me faire jeter dehors d'un café. Je me relevai, faisant comme si de rien n'était, et je marchai en mangeant quelques olives trouvées dans la poche gauche du haut de mon manteau. Je me demandai soudain qu'est‑ce que je faisais dans la vie. Sans emploi, sans nom ni provenance. Comme le personnage qu'un auteur paresseux n'aurait pas eu le goût de décrire. Qu'étais‑je ? Où allais‑je ?

 

Une femme apparut au coin. Elle venait droit vers moi. Elle me demanda où était le film tridimensionnel. Je le lui indiquai et elle passa à travers moi en courant. Je me remis à marcher en me demandant si la vie était faite d'un court passé et d'un peu d'avenir. Le passé était‑il fait par l'ave­nir? Je pensai que le passé n'était rien d'autre que le rebut de l'avenir.

 

Je reconnus une fente dans le pavé, j'étais devant chez‑moi. Je décidai d'entrer, mais je n'avais plus mes clefs. Je grimpai sur le balcon, par le lierre à racines­‑crampons; j'ouvris mes fenêtres. Il y avait quelqu'un dans mon lit. C'était moi, harassée, morte de fatigue.

 

 

 

4

 

 

Je roupillais depuis une bonne heure lorsque j'entendis un bruit. Quelqu'un marchait sur le balcon. J'entrou­vris un oeil et surveillai l'intrus. Heureusement c'était moi qui venais dormir; je me rendormis.

 

Le lendemain je n'étais plus dans le lit, j'étais seule. Je me demandai si je souffrais d'un dédoublement, ou si c'était l'autre. La porte émit un frappement. C'était le voisin d'en haut, un Irlandais. « Madame, ça peut vous paraî­tre étrange, mais j'ai ma « Renau­lt » qui est coincée sur votre palier. Pourriez‑vous nous aider ? »

 

J'enfilai des vêtements et j'allai les aider. C'était vrai, l'homme du dessus tenait le volant et tous les locatai­res forçaient pour décoincer l'auto.

 

Quand je les joignis, la femme d'en bas me dit que ce n'était pas une bonne voiture dans les tournants. Je dis que oui en forçant. En descendant, j'appris que le véhicule avait été fabriqué de pièces détachées, données en prime, une à une dans des boîtes d'huîtres fumées. « Je ne croyais jamais l'avoir au complet. C'est pourquoi je l'ai faite chez moi. » criait le voisin d'en haut en riant.

 

Quand l'auto fut en bas, monsieur Le Rat (son vrai nom était Rathier mais il s'appelait lui‑même ainsi) nous serra tous la main. Puis il se mit en quête d'un espace de station­nement. Le voisin d'à côté à droite nous invita à prendre un café, mais la madame d'en bas nous amena voir l'appartement de monsieur Le Rat. Elle y faisait l'entretien de l'électri­cité, de la plomberie et y faisait un peu de mécanique. Elle disait vouloir partager avec nous une vision incroya­blement éton­nante.

 

Une cavité un peu plus grande qu'une « compacte » béait dans le mur de monsieur Rathier. En entrant éclatèrent des: « Wow! », « Incroyable! », « Inouï! », « Inimaginable! ». Tout était consti­tué de parties de boîtes d'huîtres fumées. Pareilles aux boîtes de sardines, elles possédaient toutes une clef. En fait, elles avaient toutes la même clef, mais chacune avait la sienne. Les rideaux se composaient de couvercles assemblés par des fils de fer. Les portes réunissaient des milliers de clefs soudées côte à côte. Naturellement, les fonds for­maient les meubles, servaient de cendriers et de vaisselle. Une épaisse odeur de perles brûlées stationnait fortement dans le logis. Le groupe descen­dit vers le café du voisin d'à côté à droite. J'avouai que je préfé­rais retourner chez moi déjeuner et on me salua.

 

J'entrai et me pris un yogourt dans le frigo. En man­geant je frappai un morceau dur, il s'agissait d'un fragment de motocyclette. L'idée folle que la vie est étrange me repassa par la tête. Le télé­phone bondit et retomba à l'en­vers. C'était Pascale; elle me demanda si je voulais aller à une fête...

Titre original: La maison avait des corniches en or.

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