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Le bal des vies


Les animaux ont-ils une âme ? Souffrent-ils, se demandent-ils s’il y a une vie après l’existence présente ? Voici l’histoire du petit chien Cookie, de sa vie, de ses déboires, de sa mort et de son après.

 

Cookie était un vieux chien. Un peu plus d'un pied, des oreilles au sol, le caniche avait 13 ans; 91 ans en années de chien. À demi sourd, il ne voyait plus très bien et ses poils frisés blanc gris ne le protégeaient plus guère lorsqu'il allait dehors l'hi­ver.


Vie de chien

Depuis longtemps déjà, Cookie n'avait plus le goût à la vie. Mais que faire pour que ça finisse. Sa maîtresse, une femme assez vieille, prenait soin de tout et depuis toujours. La sortie du matin et du soir, un nouveau plat tous les midis, sur le sofa devant la télé toutes les soirées, au pied du lit toutes les nuits... depuis 91 ans. Presque un siècle de chien à manger ces céréales tubulaires qui sentent tout mais ne goûtent rien, à se geler l'arrière-train soir et matin pour faire ses besoins. Et pour seule liberté, émettre son jap­pement hoquetant qui res­semblait plus au gargouillis d'une sirène d'ambulance sous quelques pieds d'eau. Ça res­semblait à : « aïyaïyaïya­ïyaïyaïyaïya­ïya » sur des notes très aiguës.


Cookie en avait vraiment assez. Il fallait trouver une solu­tion. Il avait bien tenté quelques manoeuvres dans le but d'en finir, mais à chaque fois la dame avait trouvé moyen d'enrayer ses projets. Il était bien venu tout près du but la fois où il avait cessé de s'alimenter, mais à peine avait-il quitté ce monde qu'il se réveilla dans une cage chez un « vet » où on le réanima et le tint sous sérum. Le lendemain, il était sur pied et, malheu­reusement, sa maîtresse avait acheté de cette délicieuse bouillie en boîte de conserve. Il s'em­piffra durant trois jours sous le regard rempli de tristesse de la vieille dame qui n'avait, plus que jamais, seulement lui pour terminer sa vie. Durant ces quelques jours, il eut droit à tous les égards: de la «purée viandeuse» à profusion, des caresses en quantité, des mots d'amour mêlés de larmes et, summum canin, une petite cor­beille basse d'osier. Au fond, un coussin, mais quel coussin! De velours côtelé rouge vif, le polochon avait 6 pouces d'épais. Cookie s'y enfonçait pares­seusement toute la journée; seuls ses deux radars sonores dépassaient du coussin.



La visite

La volupté sublime du coussin fit oublier les noirs desseins du chien durant plus d'un mois. Mais un certain dimanche, la fille de la dame vint en visite avec ses enfants et son chien. Cookie avait horreur de ces enfants et le berger allemand était un de ces quadrupèdes rustaud, brutal et insignifiant. C'était l'été et la mère, sa fille et ses petites-filles s'étaient assises dehors dans la cour. Cookie était dans la maison et on y avait envoyé Brutus afin que les deux animaux s'amusent ensemble. Comme si on pouvait s'amuser avec un imbécile préhistorique, balourd, gros­sier et dépourvu de savoir-vivre. Cookie s'était réfugié dans son coussin et le gros épais tentait de l'y faire sortir. Il far­fouillait de son gros museau puant et humide, ballottant le caniche comme si c'était un ballon. À bout, le petit sauta au visage du berger en lançant son « aïyaïya » de guerre. Il s'agrippa à la tête du monstre qui courait dans la pièce en tentant de projeter l'attaquant qui le tenait comme l'aurait fait une pieuvre. Finalement Cookie lâcha prise et s'écras­a contre un buffet.


Quand il reprit ses esprits, le sang lui monta à la tête; le cabot avait pris place dans le panier. Trop gros pour la cor­beille, son derrière dépas­sait d'un côté, sa tête et ses pattes d'en avant sortaient de l'autre. Avant de prendre place, le clébard avait pris soin de déchiqueter le coussin sacré... Cookie perdit le contrôle. Il se lança au cou du descendant d'Allemagne et lui ouvrit une partie de la gorge. Le gros, complète­ment désemparé, s'enfuit en « si­lant » et pleura à la porte. De l'aide lui vint aussitôt et l'on entendit : « Ah! mon Dieu pauvre bête, mais il saigne. Mais qu'est-il donc arrivé ? » le gros blessé se tourna en pointant Cookie qui faisait semblant de dormir dans les débris de son si cher coussin. La fille emmena Brutus en trombe chez le vétérinaire pendant que Cookie eut droit à une sacrée raclée. La vieille, armée d'un journal roulé, l'avait délogé de derrière la télé, dernier retranchement du chien. Elle le battit si fort que le caniche décida de faire le mort afin que le supplice prenne fin. Pas dupe, la femme le ramassa et le jeta au sous-sol.


La dernière nuit

À la fin de l'après-midi, il entendit la fille revenir; il perçut les clics clics des pas de son ennemi qui faisait le lion là-haut dans un domaine qui n'était pas le sien. Le chien barbet passa la nuit à la cave, pourchassé par mille araignées hideuses qui s'agrippaient à lui. C'est cette nuit-là qu'il décida vraiment d'en finir. Après des heures de pleurs, seul, abandonné, à penser à son coussin détruit, il accéda à une sorte de rage et en tira une force nouvelle. Demain c'était lundi et le camion à ordures passerait pendant le caca de 8 heures. Il s'évaderait de la cour et il se jetterait sous les roues du véhi­cule et ce serait fini. Il passa le reste de la nuit à se dire que s'il n'y avait rien après la mort ce serait la paix et que si il y avait un autre monde ce serait mieux que rien; en tous cas ce ne pouvait être pire.



La vieille dame entendit des bruits de klaxon répétés. Elle écarta les rideaux de la fenêtre d'en avant et vit le chauf­feur d'un camion d'ordures qui lui faisait signe de venir. Quand elle franchit le mur des passants qui s'étaient at­troupés, elle faillit perdre connaissance : Cookie gisait sous le camion. Sa petite tête avait été écrasée par la roue arrière du camion. « Vous avez tué mon Cookie » s'écria la femme qui, en pleurant, se pencha pour ramasser le petit être sanguinolent. Elle tenait le cadavre du caniche contre elle, pleurait et criait aux badauds : « ils m'ont tué mon kiki c'était toute ma vie, mon pauvre pitou ». La scène était d'une tristesse à arracher le coeur. Heureuse­ment des policiers qui passaient par là réussirent à enlever l'animal mort à la vieille. Ils placèrent la petite dépouille dans le coffre arrière de leur voiture et dissipèrent la foule. Le chauf­feur, ému tenta de se faire pardonner en disant que le petit chien s'était littéralement jeté sous ses roues mais la vieille, sous le choc, ne cessa de l'accuser d'avoir assas­siné son petit. Décontenancé, l'homme parti terminer son travail. La dame ravagée s'assit sur le bord du trottoir et pleura amèrement seule devant la tache rouge laissée par son unique ami.


Le réveil

Cookie se réveilla doucement. Il avait retrouvé sa tête mais il n'arrivait pas à focaliser le décor. Il avait très peur de n'être pas mort. Heureusement, après un instant il commença à percevoir le monde laiteux qui l'entourait. « Vous vous êtes finalement décidé à faire le grand saut ? » lui dit une voix haut perchée. Il se tourna et vit un gros chat allongé sur un sofa devant un grand bureau. Devant le silence du chien ébahi, le grand chat rayé brun gris et noir dit en tournant les pages d'un gros livre et de cahiers: « Ressaisissez-vous mon ami, c'est un grand jour pour vous, dès ce soir vous allez ouvrir le bal. Vous allez pouvoir retourner là-bas en autre chose. »


Après l'horreur

Cookie retrouva ses moyens. Il comprit qu'il avait réussi et que, oui, il y avait bien quelque chose de spécial après l'horreur d'une roue de camion qui vous broie. La preuve, il parlait : « retour­ner là-bas en autre chose ? » Le grand chat s'étira sur son divan découvrant ses poils de ventre ambrés et dit, comme s'il énonçait un règlement: « les animaux se réincarneront en ce qu'ils voudront jusqu'à ce qu'ils déci­dent, de leur plein gré, de choisir un être en voie d'extinc­tion. Après, c'est vraiment la fin. À tous les soirs, il y a un grand bal où vous choisirez votre destin. Pour votre première réincar­nation, vous aurez l'honneur d'ouvrir le bal ».


Le caniche était fou de joie. Il se tenait debout sur ses pattes arrière et applaudissait. « Et en autre chose je vivrai aussi long­temps ? ».

« Cela dépend de vous cher ami », dit le félin.

Cookie fut conduit dehors par un alligator distingué et un kan­gourou d'allure joviale. Il appréciait grandement de flotter au-dessus du sol en se déplaçant juste en pensant vers où il voulait aller. Il jasa avec l'alligator qui lui expliqua que lui-même avait eu 63 vies et que, de guerre lasse, il avait décidé d'oeu­vrer ici au « bal des vies ». Le kangourou aussi, après seulement 12 vies, donnait de l'éter­nel pour la bonne marche du bal. Il expliqua à Cookie qu'il devait se choisir une vie et que le bal la lui donnerait.



Cookie fut laissé dans un grand champ blanc où, comme lui, des cen­taines d'animaux flottaient béatement. Il y avait des sourires de toutes les bouches qui le permettaient et ces races vouées au silence sur terre n'en finissaient plus de jacasser. Cookie ne savait plus où donner de sa nouvelle tête. Il parla à un bouc, un huard, un pigeon, un raton, une marmotte, une moufette, un castor, une baleine, un carcajou, un chat et eut même une chaude conversation avec un berger allemand. Après tout, certains de ces chiens ont de la classe. Tous voulaient connaître les vies des autres afin de décider de leur avenir.




Ouvrir le bal

La salle de bal était une grande place bleue entourée de nuages. Tous les animaux furent invités à y entrer; le bal allait commen­cer. Cookie avait tiré profit des conseils des anciens et avait procédé par éliminations. En rassemblant tout ce qu'il ne voulait plus être, il avait finalement arrêté son choix.

Le son céleste d'un orchestre qui s'accorde envahit l'encein­te. Un faucon pèlerin et un béluga vinrent chercher Cookie et l'ame­nè­rent au centre de la salle. L'orchestre commença une musique de gala pendant qu'une voix présenta le nouveau aux invités. L'as­sistance au grand complet applaudit de tout ce qu'elle pouvait. Cookie ému versa une larme. Puis, les musi­ciens invisibles débutèrent une grande valse. Cookie se dirigea vers la foule et choisit un volatile comme partenaire; l'oiseau, honoré, étala le plumage tacheté d'ocelles de sa queue. Ils joignirent leurs pattes du mieux qu'ils purent et se mirent à flotter en tournant au rythme de la valse à trois temps qui emplissait l'en­droit. Lentement les tandems se formèrent; l'espace se remplit de couples parfois étran­ges mais tous souriants. Et Cookie tour­nait, virevoltait, len­tement conquis par une subtile euphorie.



Puis, en même temps qu'une grande émanat­ion de bonheur, il sombra dans un vide turquoise immense où il lui sem­bla tour­noyer agréablement pendant un moment. Le turquoise tourna au gris, ensuite au noir. Cookie sentit qu'il avait un nouveau corps. Il faisait noir, il ne voyait rien mais il savait qu'il n'était plus un chien. Il tenta de bouger et s'aperçut qu'il était enfermé dans un réduit quelconque. Ins­tinctivement il frappa de ce qu'il croyait être son museau. Le mur se brisa et, en même temps qu'un mince filet d'air, un rayon de lumière entra dans sa prison. Il donna un grand coup de tête et sortit d'un oeuf. Ça avait marché; il était un oiseau. Il fit quel­ques pas maladroits hors de la coquille et grimpa sur le bord du nid. Il sauta dans le vide et, à quelques pieds du sol, il prit son envol. Après deux trois dangereux rase-mottes, il assura son vol et grimpa haut dans le ciel. Il se sentait léger, libre, comblé. Son premier vol venait de lui révéler une grande chose : il ne serait plus jamais un chien.



Merci aussi à ceux qui n'ont pas lu.


 

RÉFÉRENCES


Extrait de Réalités imaginaires , R. Goyette



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